SAASF - Philosophie

L'art et la technique

Colloque de philosophes

La question que nous allons nous poser est "Un objet technique peut-il être une œuvre d'art ?".

Un colloque entre différents philosophes peut être mener pour approfondir la question. Nous allons faire débattre 4 philosophes entre eux : Henri Bergson, Gilbert Simondon, Nelson Goodman et Jean-Pierre Seris.

Texte de Bergson

Voici le texte de Bergson, tiré de son livre "La Pensée et le Mouvant", publié en 1938.

Remarquons que l’artiste a toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu’il est moins préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre du mot, un «distrait». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas si la vision que nous avons habituellement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir nous a amenée à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. [...] Les faits [...] nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher il faut vivre; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher [...]. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir − pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d'eux-mêmes, soit par leur conscience, soit par un de leurs sens, ils naissent détachés; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est don bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses.

Texte de Simondon

Voici le texte de Simondon, tiré de son livre "Du mode d'existence des objets techniques", publié en 1958.

La culture s'est constituée en système de défense contre les techniques ; or, cette défense se présente comme une défense de l'homme, supposant que les objets techniques ne contiennent pas de réalité humaine [...]. L'opposition dressée entre la culture et la technique, entre l'homme et la machine, est fausse et sans fondement; elle ne recouvre qu'ignorance et ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l'homme [...]. Il existe en certains cas une beauté propre des objets techniques. Cette beauté apparaît quand des objets sont insérés dans un monde, soit géographique, soit humain : l'impression esthétique est alors relative à l'insertion; elle est comme un geste. La voilure d’un navire n’est pas belle lorsqu’elle est en panne, mais lorsque le vent gonfle et incline la mâture tout entière, emportant le navire sur la mer ; c’est la voilure dans le vent et sur la mer qui est belle, comme la statue sur le promontoire. Le phare au bord du récif dominant la mer est beau, parce qu’il est inséré en un point-clef du monde géographique et humain. Une ligne de pylônes supportant des câbles qui enjambent une vallée est belle, alors que les pylônes, vus sur les camions qui les apportent, ou les câbles, sur les grands rouleaux qui servent à les transporter, sont neutres. Un tracteur, dans un garage, n’est qu’un objet technique ; quand il est au labour, et s’incline dans le sillon pendant que la terre se verse, il peut être perçu comme beau. Tout objet technique, mobile ou fixe, peut avoir son épiphanie esthétique, dans la mesure où il prolonge le monde et s'insère en lui. Mais ce n'est pas seulement l'objet technique qui est beau: c'est le point singulier du monde que concrétise l'objet technique. Ce n'est pas seulement la ligne de pylônes qui est belle, c'est le couplage de la ligne, des rochers et de la vallée, c'est la tension et la flexion des câbles: là réside une opération muette, silencieuse, et toujours continuée de la technicité qui s'applique au monde. L'objet technique n'est pas beau dans n'importe quelles circonstances et n'importe où; il est beau quand il rencontre un lieu singulier et remarquable du monde; la ligne à haute tension est belle quand elle enjambe une vallée, la voiture, quand elle vire, le train, quand il part ou sort du tunnel. L'objet technique est beau quand il a rencontré un fond qui lui convient, dont il peut être la figure propre, c'est-à-dire quand il achève et exprime le monde.

Texte de Goodman

Voici le texte de Goodman, tiré de son livre "Manières de faire des mondes", publié en 1977.

La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’art ?» Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art « Qu’est-ce que l’art de qualité ?», s’aiguise dans le cas de l’art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s’aggrave encore avec la promotion de l’art dit environnemental et conceptuel. Le parechocs d’une automobile accidentée dans une galerie d’art est-il une œuvre d’art ? Que dire de quelque chose qui ne serait pas même un objet, et ne serait pas montré dans une galerie ou un musée – par exemple, le creusement et le remplissage d’un trou dans Central Park , comme le prescrit Oldenburg ? Si ce sont des œuvres d’art, alors toutes les pierres des routes, tous les objets et événements, sont-ils des œuvres d’art ? Sinon, qu’est-ce qui distingue ce qui est une œuvre d’art de ce qui n’en est pas une ? Qu’un artiste l’appelle œuvre d’art ? Que ce soit exposé dans un musée ou une galerie ? Aucune de ces réponses n’emportent la conviction. Je le remarquais au commencement de ce chapitre, une partie de l’embarras provient de ce qu’on pose une fausse question – on n’arrive pas à reconnaître qu’une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. Pour les cas cruciaux, la véritable question n’est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d’art ?» mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d’art ? » – ou plus brièvement, comme dans mon titre, « Quand y a-t-il de l’art? ». Ma réponse: exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon – à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur une route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir dans un musée d’art. Sur la route, elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée, elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. Le creusement et remplissage d’un trou fonctionne comme œuvre dans la mesure où notre attention est dirigée vers lui en tant que symbole exemplifiant. D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter.

Texte de Seris

Voici le texte de Seris, tiré de son livre "La technique", publié en 2000.

Le système technique actuel propose une esthétique de masse, beauté aseptisée, souci omniprésent de l'environnement, de l'urbanisme, de l'esthétique corporelle (amincissement, musculation, clubs de forme, bref les techniques de la beauté n'en restent plus au vêtement ou au maquillage). La technique met ses formidables moyens au service d'une certaine idée, qui vaut ce qu'elle vaut, de la beauté. Cela est nouveau. Et cette beauté n'est pas seulement une écorce extérieure, elle prétend être une beauté « vraie », techniquement produite et pas seulement artistiquement simulée. Les valeurs sont en train de se renverser, le technique prenant l'avantage sur l'artistique mensonger. Cela ne touche pas seulement le corps, cet objetsujet privilégié, à l'exclusion de tout le reste. La puissance des moyens modernes leur permet de porter très loin leur champ d'action. Nous en prenons pour preuve l'art du paysage, qui est en train de mettre un faisceau de ressources et de compétences technologiques au service de cette idée ou de cette dimension nouvelle. Il devrait être à l'art des jardins (art vénérable s'il en fût, d'ailleurs) et à l'art du « jardinier-paysagiste » ce que l'eugénisme est au maquillage ou ce que l'urbanisme est au ravalement des façades. Qu'il y ait là promesse et danger, on le devine. Un monde artificiel, de plus en plus artificialisé, est-ce que ce n'est pas une oeuvre d'art ? Le technologue est-il un artiste ?

Texte de Alain

Cette partie est hors du colloque.

Le Texte d'Alain est, à contre courant de ce que sont prénom suggère, un texte écrit par Émile Chartier aussi appelé "Alain". Il fut écrit dans le livre "Le Système des Beaux Arts", publié en 1920.

En quoi l'artiste diffère de l'artisan ? « Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même plus rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste ».